Paul-André Proulx

Littérature québécoise

Arcan, Nelly.

1. Putain. Éd. du Seuil, 2001, 187 p.

Les Carences parentales

Nelly Arcan a semé la controverse avec son roman dont le titre accrocheur pouvait à lui seul braquer sur elle l'attention des lecteurs. Plusieurs auraient bien aimé que l'étudiante qui se prostitue soit l'auteur de cette œuvre qui s'annonce comme révélatrice du milieu.

Il s'agit plutôt d'un roman dans lequel on présente une jeune femme qui en a marre de la vie. Elle s'en prend en premier lieu aux carences parentales. Elle aurait souhaité un père moins absent, empressé qu'il était d'exercer son métier de vendeur itinérant. Elle aurait souhaité aussi une mère moins effacée, qui riposte aux inconvénients de la vie. En somme, elle trace le portrait d'une famille qui, comme toutes les autres, compte son lot de frustrations.

Ces éléments furent suffisants pour que l'héroïne développe une aversion envers tous les hommes. Quand elle les reçoit comme clients, elle évite surtout la position du missionnaire pour ne pas les voir de face. Dans le fond, elle les condamne de lui rappeler son père, à qui elle tient rigueur de ne pas avoir été son premier amoureux. Ses relations avec les femmes ne sont pas davantage meilleures, car elle leur reproche d'accepter l'amour qu'elle rejette.

Ce roman est une illustration des données psychologiques que l'on détient sur les relations qu'entretiennent les filles avec leurs pères. De nos jours, les parents doivent avoir le dos large. Étant donnée la fragilité des êtres que l'on met au monde, on peut comprendre leurs reproches. On idéalise tellement les adultes que certains ne se remettent pas de leurs défaillances.

C'est une œuvre fascinante dans la mesure de notre intérêt pour les mystères de l'être humain. On aurait pu la qualifier de réussite totale si l'auteure n'avait pas laissé exploser sa plume comme un volcan. Ce sont de longues phrases enflammées, qui tiennent lieu de purification pour le mal à l'âme de la jeune héroïne. À comparer avec Borderline de Marie-Sissi Labrèche et Le Sexe sale de Pauline Gélinas.

___________________________

2. Folle.

Éd. du Seuil, 2004, 205 p.

Dépendance affective

L'auteur fait l'autopsie de l'échec amoureux d'une Montréalaise de 29 ans. Attirée par l'accent d'un journaliste français dans un bar du Plateau, la narratrice veut vivre le paradis de l'amour avec cet homme errant qu'elle réussit à intéresser. L'héroïne, qui se définit comme une " moins que rien ", espère s'enrichir grâce à la culture tellement supérieure de son nouvel amant. Complexe d'anciens colonisés oblige.

Malheureusement, l'ardeur qu'elle investit pour nourrir son couple n'apportera pas de dividendes. Elle se butera à un phallocrate, qui préfère se branler en regardant des sites pornographiques. Déçue par sa vacuité, elle s'attache à lui malgré tout, comme Ces femmes qui aiment trop de Robin Norwood. Le sens unique de l'amour fou qu'elle lui porte la démolit. La rage de l'abandon la pousse finalement à lui écrire une lettre (ce nouveau roman de l'auteur) pour retracer ce qui aurait pu être l'amour du siècle. Le découragement de cette femme abandonnée est rendu avec une authenticité courageuse. La mise en abîme entraîne évidemment celle de son amant. Comme Esther Croft dans De belles paroles, Nelly Arcan stigmatise les profiteurs qui causent la détresse des femmes.

Cette dissection du cadavre d'un amour maladif ne suit pas un ordre précis. L'héroïne se promène au hasard des événements qui remontent à sa mémoire. Le manque de linéarité ne coupe aucunement le fil conducteur de l'œuvre. Et même si d'entrée de jeu, on connaît le dénouement, le développement est assez fort pour maintenir l'intérêt, surtout grâce aux rebondissements bien amenés et à la franchise de l'auteur, susceptible cependant de gêner les âmes sensibles. Contrairement à son premier roman, Nelly Arcan maîtrise mieux l'expression de ses émotions. Mais on est loin quand même de l'écriture clinique de Maxime-Olivier Moutier qui a abordé un sujet semblable dans Marie-Hélène au mois de mars.
___________________________

3. À ciel ouvert .

Éd. du Seuil, 2007, 272 p.

De la burqa au botox
La femme musulmane se dissimule sous sa burqa comme la femme occidentale le fait avec le botox, les implants mammaires et les vaginoplasties. Ces recours ont pour but d'attacher un homme à sa vie, mais atteignent-ils l'objectif visé? En guise de réponse, Nelly Arcan laisse filtrer les drames qui couvent derrière la mascarade des corps frelatés que l'on soumet à la contemplation de la gent masculine.

La quête de soi se fusionne à la quête de l'autre. Pour y arriver, on ne cherche pas à être bien dans sa peau, mais de s'en donner une nouvelle en suivant les conseils des revues vouées à la beauté des corps, plus facile à illustrer que la beauté de l'âme. On a substitué la maxime du poète Juvénal, " Mens sana in corpore sano ", par un esprit sacrifié au corps torturé par les plasties esthétiques. La quête de l'autre passe ainsi par la chair magnifiée afin d'être plus concurrentielles sur le marché des cœurs à vendre. Dans ce contexte, les relations entre les hommes et les femmes s'apparentent aux techniques de la pornographie, qui mettent la génitalité en évidence. Exhiber son corps à ciel ouvert serait-il vivre à tombeau ouvert? Le dénouement apporte la réponse à cette question.

C'est le canevas qui soutient le roman de Nelly Arcan. Elle présente deux héroïnes qui convoitent le même homme. Pour se l'arracher, chacune est prête à souffrir dans sa chair. En fait, ces femmes sont des dépendantes affectives, prêtes à abandonner leur identité pour s'attacher l'âme sœur en adoptant des méthodes empruntées au sado-masochisme. Pour étoffer cet univers malsain, l'auteur creuse l'amont de ses personnages, qui s'enracine dans une éducation qui ne laisse pas présager de bonheur en aval. Victimes d'une filiation carentielle, les héroïnes perpétuent leur malheur en jouant la carte trafiquée de la séduction.

La réflexion de Nelly Arcan sur l'humanité dénaturée s'inscrirait dans le discours de Réjean Ducharme, qui déplore les mises en scène de soi pour épater la galerie. Là se limite la comparaison. Contrairement à son aîné, Nelly Arcan ne propose pas une hibernation de force pour sauvegarder son intégrité. Son roman participe à la recherche de ce qui pourrait créer le bonheur du couple à travers une sexualité qui comblerait les attentes. Il faut en conclure qu'il faut se tenir loin des artifices, qui donnent l'illusion d'en cacher le secret. L'auteure traite des aspirations du deuxième sexe, comme dirait Simone de Beauvoir, avec un regard perspicace, mais la lourdeur de l'écriture malgré les belles envolées et la futilité des points secondaires, comme la guerre au Liban, risquent de nous faire oublier qu'il s'agit d'une œuvre achevée.

___________________________

4. Paradis, clef en main.

Éd. Coups de tête, 2009, 216 p.

L’Instinct suicidaire

La dualité entre Isabelle Fortier et Nelly Arcan a-t-elle pris fin avec la mort d’une auteure médiatisée à outrance ? Réjean Ducharme a choisi la retraite fermée pour se débarrasser de son image de vedette littéraire. Dans un cas comme dans l’autre, leur examen de la vie est éclipsé par un voyeurisme agaçant, qui travestit les auteurs en reliques à vénérer dans une châsse comme le cœur du frère André. En fait, Nelly Arcan, pseudonyme d’Isabelle Fortier, a servi de miroir afin que cette dernière se voie à travers les images peu flatteuses que son double faisait miroiter. Images qui l’acculèrent à une introspection fatale.

Son dernier roman dissèque cette duplicité morbide en reproduisant le parcours d’Antoinette Beauchamp, désireuse de porter atteinte à ses jours en recourant à Paradis, clef en main, une entreprise, qui agit comme Big Brother en proposant des activités ludiques pour que leurs clients réussissent leur suicide. Pourquoi vivre quand chaque jour est un pas vers le tombeau ? Les fins dernières sont au cœur d’un propos vrillé aux problèmes relationnels de l’héroïne avec sa mère, une « merde » manipulatrice obsédée par l’apparence. Elle nourrit à l’égard de sa génitrice des sentiments exprimés à travers une finitude qu’évoque le vocabulaire scatologique. Merde et vomissure résultent d’un processus d’élimination, caractéristique des fonctions du corps. Un corps qui n’est plus un objet de désir à modifier pour mieux séduire. C’est plutôt un boulet pénible à traîner, dont il faut se débarrasser sans chercher à lancer de messages. En somme, Antoinette est entrée dans une dynamique de mort qu’a alimentée un oncle, qui est passé à l’acte suicidaire grâce à Paradis, clef en main. Elle lui emboîte le pas quelques années plus tard pour échapper à un mal de vivre apparenté à celui de Holden Caulfield dans L’Attrape-cœurs de Jérôme-David Salinger, Heureusement, le dénouement accorde à son héroïne d’être atteinte par la grâce en croisant le chemin de Damas.

Mal révisée par l’éditeur, cette œuvre psychanalytique, organisée avec des paragraphes et une ponctuation que l’auteure ne maîtrisait pas pour ses romans antérieurs, livre les tripes d’une femme, dont le salut lui a épargné le fatum tragique de sa créatrice, une auteure qui disposait d’un magnifique don de conteuse.