Paul-André Proulx

Littérature Québecoise

Ducharme, Réjean

Gros Mots. Éd. Gallimard, 1999, 311 p.

Un Jésus-la-Caille en quête d'absolu

Gros Mots est caractéristique de l'univers ducharmien. En fait, c'est une suite à L'Hiver de force, son chef-d'œuvre à mon avis. Il s'agit de l'histoire de Johnny, l'amant d'Exa, mais qui s'intéresse surtout à Petite Tare, la femme de son frère par adoption. Le dilemme du roman tourne autour d'un manuscrit que le héros a trouvé le long du fleuve Saint-Laurent. Il aurait été écrit par un certain Walter, alter ego du héros, qu'il parviendra à connaître grâce aux strip-teaseuses du bar qu'il fréquente.

L'histoire est simple, mais c'est l'écriture qui pose des problèmes. Les économies de transitions exigent une attention constante pour suivre les différents personnages, heureusement fort peu nombreux. Il faut ajouter une syntaxe qui pousse les phrases à la limite de la compréhension. Cette exploration grammaticale produit parfois une écriture ahurissante : " Je lui demande des tuyaux sur ce qu'Exa me jouait dans le dos, qu'elle me plaquait. "
Par contre, il a parfois des trouvailles qui ravissent comme " la peau de ses eaux ", une expression qui désigne la neige. Mais encore là, il accole cette métaphore à un verbe qu'il rend transitif : " marcher la peau de ses eaux ". Parfois, il monte d'un cran le langage parlé pour apporter une jolie tournure comme dans : " Je connais son animal ". C'est plus expressif que " je le connais, l'animal ". Et quand il prend " le vol de nuit " de sa compagne, on comprend que c'est pour le septième ciel. Cette écriture originale est malheureusement souvent gâtée par des calembours d'un ludisme douteux.

Au niveau de la trame, le héros de Gros Mots épluche avec Petite Tare le manuscrit de Walter, un écrivain raté. Quand Ducharme l'intègre finalement à son récit, mettant ainsi fin au parallélisme à la mode du roman dans le roman, Johnny s'en désintéresse et se débarrasse même du manuscrit. Il supporte mal les incarnations qui pourraient le remettre en question. Il aime mieux naviguer dans le monde des purs esprits.

Il connaît le même problème avec les femmes. L'être aimée passe derrière la Femme avec un grand F. Il ne veut lui offrir qu'un amour cérébral, proche parent du platonisme. Ainsi il se protège de toute union qu'il voit comme une dissolution. " L'amour n'est pas un abîme où se jeter, se débarrasser de soi. " Il rabaisse donc l'amour vécu au quotidien à des habitudes qui relèvent de l'exercice comptable : tu fais le café, je fais les courses, tu me prépares de bons spaghetti, je prends soin du chat. C'est l'évangile de la mesquinerie même si on peut en tirer de belles citations comme " On n'a pas le droit de moins aimer, c'est le péché le plus mortel. " Un amour aussi peu charnel est forcément teinté de morale. " Si la chasteté est un vice au lieu d'une vertu, vous n'êtes plus une victime, mais un démon. " On décèle chez Ducharme une quête d'absolu implacable, qui ne peut le détourner de son idéal.
Ce désir de se transformer en être immatériel révèle une âme blessée d'autant plus que le héros a été délaissé par sa mère biologique. Par contre, il panse ses blessures en suivant des émissions sportives à la télévision, en buvant de la bière et en allant voir des strip-teaseuses. Cet air d'un Jésus-la-Caille qui peut causer littérature dans une brasserie répond à son besoin évangélique d'appartenance à la classe des bienheureux perdants avec lesquels il veut cheminer afin de ne pas être réduit au seul rôle de se remplir la panse comme " la moitié des Américains que nous serons devenus " le feront.

Devant l'intransigeance du héros, son amante n'a plus d'autres choix que de lui donner son quatre pour cent et son vieux bahut en prime. On pourrait toujours demander à l'auteur ce qu'il advient de ceux qui cherchent à être la pomme saine dans un panier de pommes pourries.