Paul-André Proulx

Littérature Québecoises

Bélanger, Nicole.

Un jour, nous épouserons Romain Gary. Éd. Les Intouchables, 2000, 164 p.

Dédoublement de personnalité

Les auteurs montréalais campent généralement leurs romans dans l'arrondissement branché de leur ville, soit le Plateau Mont-Royal. Depuis Michel Tremblay, on s'y est attaché et on en parle ad nauseam. Nicole Bélanger ne fait pas exception à la règle. Cependant elle évite le portrait type du quartier. Heureusement! Elle se sert de ce décor pour situer ses personnages, en particulier, Tiffany, l'héroïne qui renie son identité.

Née d'une génitrice agaçante, Tiffany tente de fuir cette mère, dont les liftings et les liposuccions se suivent à un rythme endiablé pour sauvegarder son apparente jeunesse. Comment vivre avec une femme esclave des standards de la beauté commerciale? On la quitte pour aller habiter un sous-sol miteux du Plateau Mont-Royal, un microcosme composé d'artistes, de professeurs et d'étudiants.

Tiffany trouve sa vie ennuyeuse. Elle travaille dans un bar, où les corps féminins ont quelque intérêt en autant qu'ils servent la lubricité des soi-disant bien-pensants. L'héroïne a un idéal plus ambitieux. Elle voudrait bien trouver une voie à son énergie débordante, voire névrosée. Pour le moment, elle héberge un immigrant clandestin, dont l'amour à son égard s'inscrit dans la liste des faibles probabilités; elle porte aussi une attention particulière aux paumés, en particulier à une jeune punk, qui se détruit aux substances illicites; et elle prête une oreille attentive à un marxiste-léniniste, qui habite l'appartement au-dessus du sien. Ce n'est pas assez pour alimenter sa flamme.

Un jour, une collègue de travail entreprenante lui propose une activité plus gratifiante en l'initiant à la lecture, en particulier à celle des œuvres de Romain Gary. La voilà sauvée. Elle a trouvé sa voie. Le duo se lance même en affaires avec un commerce de cantine mobile. Les deux jeunes femmes font la tournée des milieux de travail pour offrir aux ouvriers des repas à l'heure du lunch. Et dans leurs temps libres, elles lisent les romans de Romain Gary et d'Émile Ajar que leur fera connaître un libraire en leur révélant qu'il s'agit du même auteur.

Tiffany développe non seulement une passion pour les œuvres de l'auteur, mais une obsession pour cet homme auquel elle s'identifie. Refusant ce qu'elle est, il ne lui reste plus qu'à épouser la personnalité de Romain Gary. C'est la parfaite symbiose entre la lectrice et lui. L'un a cherché la fuite en se cachant derrière Émile Ajar, Tiffany l'imite en se cachant derrière Romain Gary. Pour l'héroïne, le seul moyen de trouver le bonheur, c'est de revêtir les oripeaux d'autrui. Le peu d'estime que l'on a de soi mène souvent à la dépossession de ce que l'on est. C'est le cas chez l'héroïne qui envisage même de visiter tous les lieux fréquentés par son idole.

C'est un roman d'une grande richesse. Avec brio, Nicole Bélanger plonge ses personnages dans un vécu facilement reconnaissable : le monde des bars, le commerce de la cantine ambulante, les immigrants clandestins, les jeunes paumés, les femmes vieillissantes et, évidemment, Romain Gary. Tous ces éléments intéressants lancent implacablement l'héroïne vers son ultime perte d'identité. Et l'écriture ne vient pas ternir ce beau cas du dédoublement de la personnalité.